« LE MONDE VISIBLE » : ODYSEE D’UN REEL ABIMÉ

Publié le 16 novembre 2023 à 20:45

Le musée d’art moderne de Paris expose jusqu’au 11 février 2024, la déroutante et inédite rétrospective de Dana Schutz. L’exposition, réalisée en partenariat avec le Louisiana Muséum of Modern Art de Humlebeak au Danemark, propose une quarantaine de peintures, une vingtaine de dessins et de gravures et sept sculptures qui invitent à pénétrer dans un monde à la fois onirique et burlesque, loufoque et dystopique, finalement, un monde qui est le nôtre, « le monde visible ».

 

Originaire de la banlieue de Détroit aux Etats-Unis et formée au Cleveland Institute of Art et à la Columbia University, à New York, Dana Schutz est une artiste dont le travail semble marqué par l’attentat survenu le 11 septembre 2001. Aussi, la beauté revisitée de ses toiles vacille entre tension dramatique et humour espiègle pour mieux s’emparer de thèmes universels. Les sujets sont la transformation et construction de soi avec les autres, la tension de l’individu comme animal social, le pouvoir, le travail de l’artiste.

Par Laurine Lafay-Pelorce

Dana Schutz, Boat Group, huile sur toile, 2O2O, Ying Foundation

On plonge dans les entrailles de là où nous ne devons pas être. Alors que la foule se bouscule pour la rétrospective consacrée à Nicolas de Staël, le monde visible nous attend discrètement, perché quelques marches plus haut, loin du tumulte. Le ton est donné : l’ironie propre à l’art de Dana Schutz s’exprime avant même que la découverte de celui-ci ne débute réellement. En effet, alors que l’exposition s’intitule le monde visible, force est de constater que seuls les plus divergents détournent le regard des grandes affiches de Nicolas de Staël pour oser poser les yeux sur l’intensité visuelle, presque cauchemardesque de l’œuvre de Dana Schutz. Un artiste que l’on ne présent plus face à une artiste américaine dont les toiles frémissent à l’idée de conquérir la France.

LA DOULEUR DE VIVRE

Les éclatantes figurations narratives de Dana Schutz attendent le public dans une salle aux murs blanc immaculé, couleur de l’impersonnel et de la froideur. Nos yeux n’ont alors pas d’autres choix que d’aussitôt plonger dans le regard de têtes improbables, monstrueuses, dérangeantes. Ces yeux appartiennent d’abord au repoussant éternuement de Sneeze 1 , au visage englouti par sa propre bouche de Face Easter 2 , à une adolescente, visiblement tout droit sortie d’une photo prise à l’école. Cette jeune fille nous sourit de manière crispée par le caractère importable de son t-shirt avec L’Origine du monde 3 de Courbet4 imprimé, car un musée ne saurait vendre, faute de bienséance, un produit présentant L’Origine du monde. Cette toile, réalisée lorsque Dana Schutz était étudiante à Cleveland, représente l’unique oeuvre de la rétrospective réalisée avant l’attentat du 11 septembre 2001.

 

 

 Loin d’une atmosphère intimiste, nous devons soutenir les regards intimidants des toiles qui fusent de part et d’autre et qui nous rappelle l’être humain que nous sommes, fascinés, malgré la bienséance, par la monstruosité. Nous comprenons alors instantanément le sort que ces personnages déformés nous réservent tout au long de l’exposition : ils ne nous invitent pas à plonger dans un conte imaginaire niché entre des murs colorés comme nous aurions pu l’imaginer, mais plutôt dans un « monde visible » créé de l’invisible scénographique, dans lequel seul nos timides corps et les personnages de Dana Schutz qui prennent corps ont leur place. C’est en tout cas ce que l’on pense, avant de reconnaitre en filigrane des monuments de l’histoire de l’art tel qu’Alice Noel, Chantal Joffe, Munch, Brueghel l’ancien, Rembrandt, Gauguin ou encore Gustave Courbet.

 

LA TYPOLOGIE D’UNE HUMANITE CANNIBALE

Lorsqu’on se détourne enfin des couleurs attrayantes d’un « Matisse sous acide » 5 du grand sous-bois postapocalyptique parsemé de créatures dentées, et de jambes coupées de Civil Planning 6, nous pénétrons dans une salle aux murs en enfilades proportionnelles à la grandeur des toiles. L’univers tumultueux du Pouvoir. Nous nous surprendrons à cet instant à arpenter avec assurance ces situations calamiteuses. Parmi elles, Open Casket 7 n’est pas présente. Cette toile exposée en 2017 à la biennale du Whitney Museum de New York a pourtant fait entrer son auteure dans le marché de lart américain et international. Une toile qui fait polémique dans laquelle Dana Schutz sempare de lhorreur du crime raciste dont sera victime ladolescent de 14 ans Emmett Till, dont la torture précédant sa mort lui défigurera le visage. Choix de l’artiste ou du musée ? Il s’agit sans doute de la crainte de nouvelle accusation d’appropriation culturelle, ce qui peut apparaitre quelque peu malheureux.

Nous ferons à la place l’heureuse découverte de Party 8, une toile rendant compte de l’administration parodique de Bush, ou encore la toile colorée Men’s Retreat 10 , par laquelle l’artiste tourne en dérision des hommes d’affaires, à la chemises ouvertes et aux cravates négligées, infantilisés par les jeux qu’ils pratiquent, à l’instar du colin-maillard ou du tam-tam que l’on croit reconnaitre. Ces hommes semblent tout droit sortis du club privé californien Bohémien Grove s’en vont sur le dos de leurs pairs, parfois nus, pour laisser place à un nouveau monde à bâtir.

 

Lorsqu’on arrive devant limmense toile Présentation 11 , nous comprenons que le traitement politique apparait au travers d’une thématique surprenante : celle du cannibalisme. On distingue alors une interprétation personnelle de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt 12 , The Agnew Clinic de Thomas Eakins13 ou l’Entrée du Christ à Bruxelles 14 de James Ensor. Le public se trouve surpris de voyeurisme en regardant, comme des centaines de personnes dans la toile, un corps en train d’être inhumé ou exhumé, en tout cas disséqué. Que devons-nous comprendre? Sans doute une réflexion autour de l’Amérique divisée.

 

Soudain, The visible World 15 nous frappe en plein visage. Le regard implacable et vert émeraude de la femme nue aux trois bras, allongée sur un rocher encerclé de détritus dans un environnement apocalyptique, nous fige au loin. Nous comprenons aussitôt pourquoi la rétrospective emprunte le nom de cette œuvre pour en faire sienne. La puissance de The visible world fait résonner la brutalité de la réalité à laquelle le sujet de l’œuvre ne saurait se défaire désormais. Face à ce constat, le regard pénétrant dépourvu de toute nuance de cette femme monstrueuse rend impossible toute once d’empathie de sa part. Entre victime de naufrage et déesse, cette femme nous rappelle quand nous l’attendions plus, le voyeurisme et la monstruosité dont nous faisons preuve en la regardant. Le repoussant n’est plus seulement dans les personnages de l’univers de Dana Schutz, il est désormais en nous.

 

Dana Schutz, Shaving, 2010, huile sur toile, collection privée

LA CREATION, FILLE DU LANGAGE


Terrifiante et cynique, la peinture de Dana Schutz invite aussi à contempler l’absurde du monde. C’est ainsi qu’une femme aux allures tantôt de créature amphibienne, tantôt du Cri de Munch, réussit une prouesse impossible : nager, d
e fumer et de pleurer en même temps, dans l’urgence du temps qui la presse16 quand une autre s’affaire à la réalisation d’une épilation intime ambivalente dans un paysage digne des toiles de Van gogh 17.

 

L’intimidation que pouvait initialement procurer l’univers monstrueux de Dana Schutz laisse définitivement place au plaisir coupable de faire de cet univers, le nôtre. Aussi, lorsqu’arrive le carrefour offrant la possibilité d’achever la déambulation dans une luminosité mortifère ou bien de la poursuivre dans la lumière, on se voit confronter à nos propres désirs ; soit on reste dans l’univers de Dana Schutz, soit on le quitte. Nous n’hésiterons pas un seul instant, nous emprunterons le chemin de lumière.

 

C’est ainsi que nous nous aventurerons dans un champ de sculptures à l’allure menaçante. A présent, les peintures prennent vie dans un processus de prolongations des gestes et des corps. « Comme une boucle, le sujet de la sculpture retrouve dès ses premières toiles».18 Les sculptures se révèlent les gardiennes d’une peinture allégorique aux personnages réconfortants. C’est ainsi que nous découvrons Montain Group 19 , l’affiche de l’exposition. Le choix d’emprunter l’image de ces nombreux personnages hétéroclites, allant de Dieu à des peintres, en passant par des militants de la cause écologiste, tous se bousculant au sommet d’une montagne apparait évidente. Cette tour de Babel sur laquelle les solutions au problème de l’humanité s’entrechoquent semble être une synthèse de l’art de Dana Schutz, articulé autour du travail de l’artiste, de la construction de soi au grès des transformations, des tensions de lindividu comme animal social, du pouvoir.

 

Au sortir de la rétrospective consacrée à l’art de Dana Schutz, les couleurs explosives des toiles habitent nos sens. Notre perception du réel se confond désormais avec celle de ses personnages eux-mêmes. Jusqu’au dernier dessin au fusain20, ces regards nous rappellent de ne jamais oublier le conte qui vient de nous être donné. Un conte qui redéfinira notre rapport à la beauté et au ridicule.

 

  1. Dana Schutz, Présentation, 2005, Huile sur toile, the Museum of Modern Art, New York

  1. Dana Schutz, Sneeze, huile sur toile, 2011, Collection privée, New York

  2. Dana Schutz, Face Easter, huile sur toile, 2004, Collection privée, New York

  3. Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866, huile sur toile, Musée d’Orsay, Paris

  4. Dana Schutz, Daughter, huile sur toile, 2000, Collection privée, Courtesy Fredericks & Freiser, New York

  5. Commentaire d’exposition

  6. Dana Schutz, Civil planning, huile sur toile, 2005, Collection privée

  7. Dana Schutz, Open Casket, 2016, huile sur toile, Collection privée, New York

  8. Dana Schutz, Party, 2004, huile sur toile, The Museum of Comtemporary Art, Los Angeles

  9. Commentaire d’exposition

  10. Dana Schutz, Men’s Retreat, 2005, huile sur toile, Green Family Art Foundation

  11. Dana Schutz, Présentation, 2005, Huile sur toile, the Museum of Modern Art, New York

  12. Rembrandt, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632, huile sur toile, Mauritshuis, La Haye

  13. Thomas Eakins, The Agnew Clinic, 1889, huile sur toile, Université de Pennsylvanie, Philadelphia Museum of Art

  14. James Ensor, L’entrée du Christ à Bruxelles, 1888, huile sur toile, Getty Center

  15. Dana Schutz, The visible World, huile sur toile, 2018, Collection privée

  16. Dana Schutz, Swimming, Smoking, Crying, 2009, Huile sur toile, Collection Nerman Museum of Contemporary Art, Johnson Country College, Overland Park, Kansas, Don de Marti et Toni Oppenheimer et de la Oppenheimer Brothers Foundation

  17. Dana Schutz, Shaving, 2010, huile sur toile, collection privée

  18. Commentaire de l’exposition

  19. Dana Schutz, Mountain Group, 2018, huile sur toile

  20. Dana Schutz, The philosopher, 2015, Fusain sur papier 

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